« Est-ce que je peux faire autre chose pour aider ? » Après m’être planté droit devant ma patronne, je lui avais posé cette question que je jugeais toute simple, mais qui pouvait être plutôt bien appréciée dans le cas présent. En effet, il commençait à se faire tard, et je me doutais bien que compte tenu que nous étions seuls, si je commençais à me tourner les pouces et ce, même si j’avais terminé toutes les tâches qui m’étaient normalement assignées, alors nous ne serions certainement pas sortis de cet endroit. Non pas que je doutais l’efficacité de ma patronne, mais simplement parce que la journée avait tiré à sa fin, et j’étais persuadé que tous deux nous souhaitions rentrer chez nous. Enfin, moi, j’avais hâte de rentrer chez moi. Pourquoi ? Parce que ce n’était pas nécessairement dans mes habitudes de travailler en soirée. Non pas parce que je n’aimais pas cela, faire des fermetures, j’en avais eu mon lot à l’époque où je travaillais encore dans ce club que j’avais dû quitter suite à mon accident, cela ne me gênait pas en soi. Ce qui me gênait le plus, et qui faisait en réalité la grande différence entre ma vie alors que je travaillais comme barman et aujourd’hui, c’était que je savais que j’avais quelqu’un qui attendait mon retour à la maison, à savoir Aryelle. Bien sûr, elle n’était pas seule, elle avait une baby sitter, mais il n’en demeurait pas moins que de la laisser seule le soir, ne pas faire ses devoirs avec elle et ne pas manger en sa compagnie me chicotait plus qu’autre chose. Toutefois, puisque je ne m’étais pas vu refuser ce quart de travail ce soir, je devais vivre avec, toujours en espérant de la revoir dès que je serais sorti du bar. C’était d’ailleurs ce qui expliquait probablement pourquoi je prenais une telle initiative, même si je l’aurais probablement prise dans n’importe quelle situation, à n’importe quel moment de la journée. Quoiqu’il en soit, dès que le moment de la fermeture avait sonné, je m’étais empressé de remonter les chaises sur les tables qui avaient été nettoyées au préalable – en le faisant soigneusement, bien sûr – et de nettoyer le plancher avant de, justement,  me proposer pour faire autre chose, ne me voyant pas quitter les lieux en étant certain de ne pas avoir tout fait ce que je pouvais faire pour que la fermeture se fasse plus rapidement et plus efficacement.

La journée était quasiment terminée, alors que j’étais en train de régler de la paperasse que je tassais depuis quelques temps, Ezra mon employé terminait de ranger la salle. J’étais concentrée dans ce que j’avais entrepris quand je fus interrompue par le jeune homme qui me demandait s’il pouvait faire autre chose pour m’aider. Sa demande me fit sourire. Il était vraiment agréable et très charmant, je ne regrettais pas de l’avoir il aidait beaucoup et était très serviable. Je fis un non de la tête en soupirant toutefois en voyant que j’étais loin d’avoir fini mon travail. « Non merci Ezra, ça devrait aller…ou pas ! » Je souris, je sais pertinemment que soit je vais passer la nuit dessus ou alors je ne vais pas finir et je ne peux pas nier que traiter tout cela ne m’enchante pas vraiment. Il faudrait bien que je m’y colle un jour mais là je n’avais pas du tout envie, il fallait que je trouve quelque chose pour échapper à cette corvée qui trainait depuis un certain temps. « Je n’ai pas très envie de finir ça… » dis-je timidement en montrant du doigts tous les papiers que j’avais étalé sur le comptoir pour travailler puis haussais les épaules. « Peut-être que l’on pourrait boire un verre ensemble et puis après je vous laisserai rentrer chez vous, c’est un bon compromis non ? » Je ne savais pas ce que j’étais en train de faire, j’étais limite en train de donner un rencard à mon employeur, j’étais vraiment ridicule, mais je ne pouvais plus reculer. Je savais pourtant bien qu’il ne fallait pas mélanger le boulot et la vie privée, et je parlais en connaissance de cause, mais c’était trop tard et puis je ne faisais rien de mal, du moins pour  l’instant.

Fronçant les sourcils quand je me rendis compte que sa phrase ne sembla pas se terminer au fait qu’elle serait capable de s’en sortir elle-même pour ce qui restait à faire pour fermer le bar, je fronçai les sourcils, en venant ainsi à m’approcher d’un pas pour tenter d’en savoir davantage, légèrement intrigué par ce qui se passait. En effet, pourquoi me disait-elle qu’elle gérait pour finalement changer d’idée par la suite ? À moins que la première partie de sa phrase ne soit que pure ironie pour introduire le fait qu’elle ne s’en sortait pas ? Quoiqu’il en soit, je n’avais pas l’intention de partir ainsi, alors j’attendis, puis c’est là que je compris qu’elle en avait assez de toute cette paperasse. Un « Je comprends… » s’échappa alors de ma bouche sans que je puisse l’entendre, mais j’étais persuadé que ces deux simples mots trahissaient clairement le fait que jamais je ne voudrais me retrouver enfoui sous autant de papiers. C’était d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je n’avais jamais eu pour ambition de posséder mon propre bar. Non pas parce que je n’aimais pas l’ambiance ou quoi que ce soit, autrement je ne serais pas là et ce, malgré mon handicap, mais justement parce que je savais que je me sentirais rapidement dépassé par tous ces papiers. Impuissant, je ne savais pas comment je pourrais aider ma patronne, jusqu’au moment où celle-ci me proposa de boire un verre avant de me libérer. Dans un premier temps, la proposition me sembla un peu étrange, mais en déduisant que c’était peut-être là une raison pour que je lui tienne compagnie tandis qu’elle s’occupait de ces papiers, je haussai les épaules en signe d’acquiescement, ajoutant ensuite un « Oui, ça me semble juste. » Un petit sourire apparut au coin de mes lèvres, et je compris que ce serait le moment que je me bouge, mais puisque justement, je ne pouvais pas me permettre de poser la question qui me brûlait les lèvres à distance – comme tout autre question en fait, si je voulais une réponse – je dis : « Je vous sers quoi ? » me disant qu’il valait mieux que ce soit moi qui se mette à la tâche, non pas parce que je prétendais être le plus doué, mais plutôt parce que comme ça, Delta pourrait poursuivre son travail tandis que moi, je nous préparais deux verres, comme elle l’avait proposé.

C’était rassurant et vraiment très plaisant de se sentir comprise, depuis la mort de mon mari certaines personnes de mon entourage avait du mal à comprendre pourquoi j’avais arrêté mon métier d’hôtesse de l’air, pourquoi j’avais racheté un stupide café et pourquoi je me donnais corps et âme dans mon nouveau boulot, à en oublier même ma vie privée. J’aimais mon nouveau travail, j’avais toujours ce contact humain, je rencontrais de nouvelles personnes tous les jours et c’était vraiment agréable. Alors oui ce n’était pas facile tous les jours, surtout quand il fallait gérer la comptabilité, les stocks et tout ce qui n’est pas agréable à faire. Mais au bout du compte, quand notre affaire tourne et qu’elle marche plutôt bien, on est satisfait du travail que l’on a fourni. J’étais contente qu’Ezra accepte la proposition que je lui avais faite pour le verre. Mais finalement, je me demandais si c’était une bonne idée, et qu’allait-il penser de ça ? Peut-être qu’il croyait que je le draguais ou je ne sais pas, et il ne me semblait pas du tout que ce soit le cas, ou alors c’était totalement inconscient de ma part. Je haussais les épaules à sa question. « Je ne sais pas, à vrai dire je me demande si c’est une bonne idée ce verre… » Un petit silence s’installa, j’avais sûrement laissé s’installer une légère tension dans l’air, en même temps c’était plutôt compréhensible. Finalement, je tentais de me rattraper. « Franchement, vous trouvez ça bien de prendre un verre avec votre patronne ? » Je me sentais un peu mal à l’aise, gênée de lui proposer quelque chose pour ensuite tout remettre en cause, mais j’étais plutôt comme ça ces derniers temps, pas sûre de moi, toujours à me remettre en question, il arrive des périodes dans la vie où rien ne va plus quoi qu’on fasse on n’est jamais satisfait.

Puisque je me posais assez de questions au quotidien sur un peu tout et n’importe quoi, cela ne me gênait pas de ne pas m’en poser en ce moment et douter du bien fondé de cette proposition. J’avais dit oui, tout simplement, sans arrière-pensée ou quoi que ce soit, et j’étais confortable avec ça, mais je me rendis compte rapidement que ce n’était pas le cas de ma patronne qui, elle, en venait à me demander si c’était une bonne idée de prendre un verre. Pour être totalement honnête, si j’avais été avec un de mes amis, j’aurais probablement commencé à m’esclaffer de rire et j’aurais dit qu’une réflexion nous privait d’un bon moment, mais parce que j’avais quand même du respect pour Delta - et que je ne voulais pas perdre mon boulot, quand même, parce que je doutais fort que les gens donnaient corps et âme pour embaucher un sourd dans leur commerce - je me ravisai, tout simplement. Toutefois, je ne pouvais pas rester sans réponse, alors je fis quand même un effort pour hausser les épaules et dire, de façon neutre:  « Moi ça ne me gêne pas mais… » Mais je compris qu’il valait mieux que je m’arrête tant que je n’aurais pas trouvé quelque chose de valable à dire. Dans cet ordre d’idées, je choisis de voir ce qui embêtait tant la femme devant moi, et finalement, quand le tout sembla clair dans ma tête, je proposai:  « Mais si vous voulez garder l’aspect « professionnel », je peux toujours vous préparer un cocktail que j’ai inventé et vous pouvez me dire s’il vous plait… » D’un air légèrement timide, je la regardai dans les yeux en guettant sa réaction de même que la réponse que je verrais apparaître sur ses lèvres, trouvant ma suggestion bien idiote pour le coup, mais c’était la seule que j’avais eue, alors si ça marchait, tant mieux, si ça foirait, tant pis, ce serait pour une autre fois.

Si le fait de proposer de prendre un verre à mon employé semblait me gêner, lui ne semblait pas perturber pour le moins du monde. Ainsi, je me sentais un peu idiote, j'avais peut-être gâché un bon moment que nous aurions pu passer ensemble, en toute amitié bien sûr, même si je ne pouvais pas nier qu'Ezra avait un certain charme. Cependant, je ne m'étais pas réellement trompée, étant donné qu'il me parlait ensuite de garder l'aspect « professionnel », ainsi si nous avions pris ce verre sans dire quoi que ce soit, il aurait pu penser que je voulais le draguer ou je ne sais quoi d'autre. J'aurai pu, mais je n'étais pas certaine qu'il serait receptif, et puis c'était mon employé, il travaillait bien, je n'avais pas envie de perdre un bon élément. Je ne pu m'empêcher de sourire, il semblait si timide quand il me proposait de me préparer un de ses cocktails qu'il avait inventé. Je fermais donc toute ma paperasse que j'avais devant moi et passais de l'autre côté du bar pour le retrouver. N'allez pas voir là quoi que ce soit. Je hochais donc la tête. « D'accord, et s'il me plait, on l'ajoutera à la carte du café, ça te va ? »

Pour être totalement honnête, cela faisait une éternité que je n’avais pas inventé une boisson quelconque… Lorsque je travaillais en boîte de nuit, je le faisais plutôt souvent, voire même tout le temps, parce que ça faisait partie de mon boulot, du spectacle que je me devais d’offrir aux gens qui se présentaient à la boîte, mais cette époque était révolue depuis cinq bonnes années maintenant. Cela ne me manquait pas vraiment, je me plaisais dans ce travail plus calme, je me plaisais surtout dans mon premier métier qui était celui d’être père, mais revenir aux sources, pourquoi pas ? Enfin, surtout si ça pouvait faire plaisir à ma patronne, je n’allais pas m’en priver. Sans attendre plus longtemps, j’acquiesçai d’un signe de tête à sa suggestion, puis je commençai à sortir quelques bouteilles, de quoi mélanger le tout ainsi qu’un verre. Croyant bon de mentionner:  « Je nettoierai tout après, promis. » je me mis ensuite à l’oeuvre. Pendant un instant, je regardai ce qui se trouvait devant moi, puis quand l’idée apparut, je commençai à m’y mettre. Sans m’en rendre compte, je m’y pris avec une aisance que je pensais avoir perdue. Plus encore quand vint le temps de mélanger la mixture que je venais de concocter dans le contenant prévu à cet effet, je pris plaisir à la lancer et la rattraper avec un sourire gamin, sans vraiment m’en rendre compte. Puis, quand je le réalisai, je me repris, puis avec un peu plus de contenance, je versai le tout dans le verre que j’avais préparé - parce que je voulais faire goûter ma patronne avant de me servir moi-même, si jamais je me servais au bout du compte, évidemment - y ajoutai une tranche d’orange surmontée d’une cerise et d’un petit parasol de papier, histoire de compléter la touche exotique et très mignonne, comme les femmes l’aimaient généralement. Finalement, je lui présentai le verre en disant:  « Et voilà ! » en la regardant d’un sourire pendant un bref instant, puis en reprenant mon sérieux en attendant avec une certaine anxiété sa réaction. Parce qu’après tout, je ne connaissais pas exactement ses goûts, c’était la première fois que je lui préparais quelque chose, alors je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre. Je pouvais juste espérer que cela allait lui plaire.

Je ne regrettais pas du tout d’avoir engagé Ezra comme serveur dans le café que j’avais pu acheter avec l’aide de mon beau-père. Certes j’avais eu quelques doutes au départ car étant donné qu’il est sourd, j’avais peur que ce ne soit pas possible. Mais finalement il m’avait convaincu et avait fait ses preuves. Il était également apprécié des clients et si on ne le savait pas, son handicap ne se percevait même pas. Et puis, il était tellement gentil et attentionné, je n’aurai jamais pensé avoir un si bon contact avec un employé. Enfin, je devais avouer que parfois j’avais un peu du mal à me mettre dans la peau d’une patronne, je n’avais pas l’habitude de cela. J’avais plutôt eu tendance à être sous les ordres de quelqu’un plutôt qu’à donner les ordres. Je ne savais pas être stricte et sévère et heureusement je n’avais pas besoin de l’être ni même de le devenir avec Ezra car selon moi il faisait très bien son travail quand que j’ai à lui dire quoi que ce soit. « Je pourrais t’aider à nettoyer, ce n’est pas à toi de tout faire et puis, nous ne sommes plus dans vraiment dans un cadre professionnel là, même si on essaye de garder ce cadre. » Je souris ensuite. Ce n’était pas déplaisant de passer un petit moment en tête à tête avec Ezra. Alors il se hâta à la préparation du cocktail et j’étais impressionnée par l’aisance qu’il avait à faire cela. J’avais comme l’impression de voir une autre personne que mon serveur devant moi. Ce qu’il était en train de faire, j’aurai été incapable de le faire donc j’en profitais pour observer chacun de ses faits et gestes. Finalement il finit par me servir un verre et me le donner. Je lui souris et lui fis un petit signe de la tête. « Merci… » Je prenais alors le verre et ne put m’empêcher de sentir l’odeur du breuvage, il me semblait que cela comptait. J’aimais beaucoup la petite décoration qu’il avait réalisée, je trouvais cela mignon. Je me permettais ensuite de gouter le cocktail qui se révélait être délicieux. Je reposais alors mon verre avant de le faire glisser vers lui. « C’est délicieux…goûte ! » J’attendais donc qu’il prenne le verre, mais j’eu le temps de réagir avant. « Oh pardon…sûrement que ça te dérange de boire dans le même verre que moi, suis-je bête ! » Je ne savais pas réellement ce qu’il se passait mais j’avais la sensation de sentir naitre une complicité entre lui et moi. Certainement que j’étais la seule à le ressentir mais bon.

Un haussement d’épaules fut suffisant en mon sens pour montrer que cela ne me gênait pas du tout de nettoyer ce que je venais de sortir. Généralement, je prônais des gestes, des paroles plus significatives pour marquer quelque chose, raison étant que j’aimais qu’on fasse de même avec moi, compte tenu de ma surdité. En effet, j’avais beau être capable de lire sur les lèvres, c’était toujours plus pratique pour moi de pouvoir déceler dans l’expression faciale des gens un certain sentiment qui me permettait de deviner ce qu’ils ressentaient autrement que par le ton de voix, parce que malheureusement, ça, je ne pouvais plus le juger depuis bien longtemps. En gros, cela signifiait que je m’en moquais encore plus qu’un peu… Je m’en moquais énormément, parce que ça faisait partie de mon boulot, et du fait que j’assumais parfaitement que j’avais sorti et sali certains éléments. Quoiqu’il en soit, là n’était pas le point. Le nettoyage pouvait très bien attendre, l’essentiel, maintenant que j’avais préparé ce cocktail, était que Delta y goûte et me donne son avis. Rapidement, je me rendis compte que celui-ci semblait lui plaire, à un tel point qu’elle me proposa d’en boire, moi aussi. Normalement, je ne touchais pas aux verres, pas même pour m’en préparer un pour ma personne quand j’étais de service, mais compte tenu que justement, la soirée était finie, que nous n’étions plus dans un cadre totalement professionnel tel que ma patronne me l’avait mentionné… Pouvais-je le faire ? J’hésitai pendant un instant, puis quand je me rendis compte qu’elle semblait avoir l’impression d’avoir gaffé, je décidai de tuer le malaise dans l’oeuf en prenant le verre et en y goûtant à mon tour, hochant la tête d’un air approbateur. Pourquoi ? Parce que pour moi, dire qu’il était bon serait simplement me vanter, et ce n’était pas ce que je voulais. Malgré tout, puisqu’elle semblait aimer et que je ne pensais pas m’être trompé dans le mélange, je pus quand même être satisfait, ce qui me donna également l’occasion de demander par la suite:  « Alors, verdict ? » en lui sortant sans trop réfléchir mon sourire le plus charmeur, prenant pour acquis que c’était là une expression normale à adopter, sans avoir la moindre idée que cela pourrait avoir quelconque conséquence. Enfin, dans ma tête, il n’y en aurait pas. C’était seulement la personne que j’étais, le sourire que je tirais par moments… À cet instant précis, il n’y avait rien de plus simple dans ma tête.